Elodie
« Toute personne de sexe féminin naît dans un monde dans lequel cela signifie déjà quelque chose d’être une femme. »
J’étais plongée dans la lecture du livre de la philosophe Manon Garcia, On ne naît pas soumise, on le devient et cette phrase m’a coupé le souffle. Elle parachevait l’émergence d’une vérité qui sonnait à ma porte plusieurs mois : j’avais intériorisé la soumission comme élément constitutif de ma féminité et je m’y conformais depuis des années sans le voir.
Malgré mes études, malgré mes lectures, malgré mes colères, malgré mon éducation, malgré ma vigilance, mes actes quotidiens entraient en contradiction totale avec l’idée que je me faisais de moi en tant que femme – libre, indépendante, insoumise et féministe – et je me mentais avec une facilité déconcertante sur la réalité de ma situation.
J’ai depuis entrepris de relever les preuves de mon mensonge :
- Revendiquer à qui veut l’entendre mon incompétence en cuisine. Là où j’ai longtemps cru faire preuve de mon insoumission, je réalise que je n’ai fait que renforcer l’idée qu’il s’agissait d’un domaine de compétence intrinsèquement féminin en proclamant m’en distinguer. Ce que je disais entre les lignes en fait, c’est « oui je suis une femme mais je ne suis pas comme toutes les autres, car, étonnamment, je ne sais pas cuisiner ». Pour faire simple, j’ai tiré une balle dans le pied de la cause féminine. Cela fonctionne aussi avec « je déteste le shopping ». ;
- Implorer le mariage à mon conjoint et attendre qu’il m’en fasse la demande. Pour faire disparaître mon nom au profit de celui d’un autre et y dissoudre mon identité. Comme si je portais un nom provisoire en attendant mieux, en attendant celui qui me donnerait une identité complète et définitive et que je serais fière de déployer de tout son long au bas d’un chèque ou d’épeler en prenant soin d’en détacher amoureusement chaque lettre.
- Consacrer chaque mois du temps personnel à l’entreprise de mon conjoint pour lui épargner les corvées administratives, en plus d’un emploi à temps plein et en dépit de ma fatigue, alors que j’étais toute jeune mère. Le pauvre, en tant qu’homme, il ne pouvait pas en comprendre une ligne et puis, il avait mieux à faire, des choses importantes, et il travaillait tellement… ;
- Prendre en charge l’aspect social du couple : souhaiter les anniversaires à chacun des membres de ma belle-famille en nos deux noms, à Noël courir les boutiques pour faire les cadeaux de chacun, y compris du frère de mon conjoint, de sa femme et de leurs enfants, répondre aux coups de fil lorsqu’il n’était pas d’humeur et être l’intermédiaire quand il avait un message à passer à sa famille et vice-versa ;
- Prendre et assurer tous les rendez-vous médicaux de notre fils depuis sa naissance, faire les démarches pour trouver une nounou, seule, et chaque mois, lui déclarer et lui verser son salaire. Idem ensuite pour l’école : gérer l’inscription et tout l’administratif récurrent (cantine et garderie). Veiller à ce que sa garde-robe soit toujours à jour (vêtements de saison, à sa taille et en bon état) quand son père lui achète de temps en temps un accessoire (casquette, chaussures etc) par plaisir et non par nécessité.
- Assurer quotidiennement seule – ou presque – tout ce qui relève du soin à un nourrisson (bain, nourriture, change, coucher) quand son père faisait quelques apparitions remarquables pour les jeux et le faire rire. Voir les autres s’émouvoir de son rôle de père et ne pas entendre un seul mot sur le mien. Comme si cette répartition inégale allait de soi. Me sentir invisible.
- Etre le référent principal de notre fils « par défaut » (je pèse mes mots quant au choix de cette locution). C’est-à-dire, qu’il était visiblement tacitement convenu qu’il passe tout son temps avec moi et lorsque j’avais besoin d’avoir un temps seule (pour un rendez-vous, pour faire du sport ou pour passer un moment avec des amies), je devais organiser ce temps à l’avance là où son père disposait de tout son temps comme bon le lui semblait, là aussi par défaut et sans que nous ne nous soyons accordés au préalable.
- Dans le même ordre idée, être celle dont on remarque l’absence et à qui on fait (implicitement) le reproche d’être moins présente auprès de notre fils parce que j’occupe un poste qui m’éloigne désormais plus longtemps de la maison. M’entendre dire qu’il m’a réclamée et que je semble lui manquer. Et moi, à ces mots, tenir, ne rien dire, rester debout malgré tout et sentir mon cœur se dissoudre et la culpabilité m’écraser. Pendant les trois premières années de sa vie, son père, accaparé par son entreprise et pour d’autres raisons encore, partait très tôt, rentrait très tard et s’isolait beaucoup. Tout le monde le savait. Personne ne lui en a jamais fait le moindre reproche, au contraire, on le plaignait avec force ;
- Le matin, me questionner sur la longueur de ma robe, les commentaires et les regards qu’elle pourrait susciter. Changer plusieurs fois de vêtements, ne plus m’habiller pour moi mais en fonction du regard des autres. Savoir, dès l’adolescence, que mon corps n’est pas un corps vécu pour moi, comme dit Manon Garcia, mais un corps social, un intermédiaire entre moi et les autres et dont on me dépossède à chaque fois qu’on le juge sur ses manques ou ses excès (de poids, de maquillage, de formes, de vêtements etc) ;
- Rougir encore, à 33 ans. Je ne me souviens pas avoir vu un homme (adulte) rougir par gêne ou honte.
- Me taire ou rire aux blagues sexistes.
- Sourire et afficher une humeur constante, quoi qu’il arrive. Contenir mes colères. Un homme en colère, c’est quelqu’un de conviction. Une femme en colère, c’est une hystérique qui ne contrôle pas ses émotions.
- Renoncer à partir seule, ne serait-ce que marcher en forêt, par appréhension du danger, par crainte d’être une proie.
- Avoir si bien intégré le sens du sacrifice, de la quasi-dévotion à un homme, que j’ai œuvré à son salut pendant trois ans en oubliant le mien et tout ça, sans qu’il ne me le demande explicitement. Jamais.
D’ailleurs, personne ne m’a jamais demandé de prendre en charge la plupart des points de cette liste. Je l’ai fait, spontanément, comme j’avais vu le faire d’autres femmes avant moi. Je m’y suis soumise, sans questionner, sans remettre en cause une sorte d’ordre établi. Et la liste pourrait être encore longue.
Déconstruire une façon d’être, profondément ancrée, prend du temps et je cherche dans les lectures – d’auteures uniquement – des étayages assez puissants pour ne pas retomber dans mes travers. Mes garde-fous aujourd’hui s’appellent Mona Chollet, Virginie Despentes, Lauren Bastide, Anaïs Nin, Manon Garcia, Simone de Beauvoir ou encore Mai Hua. Je compte aussi sur mes amies pour mettre en perspective des comportements réflexes et en adopter des choisis. Tout ça dans un but de relation apaisée avec moi avant tout et puis par ricochet, avec les hommes. Savoir qui je suis et ce que je veux profondément, me choisir avant tout, pour, entre autres, éviter de faire porter la responsabilité de ma soumission à celui qui ne m’a jamais demandé de lui être soumise, qu’il soit mon fils, mon père, mon conjoint ou tout autre homme de mon entourage.